Exprès retardé chèrement payé

En 1921 le service des envois par exprès, après avoir été suspendu durant la guerre, est de nouveau disponible. Alors qu’elle était auparavant de 30 centimes, la taxe est passée à 1,00 franc. Ce service fonctionne alors aussi bien pour le service intérieur que pour l’étranger.

Certaines correspondances ne suivent néanmoins pas toujours ce qu’on voudrait quelles fassent. Ce fut la cas avec la lettre ci-dessous :

lre-1921-325-png

Partie du Hâvre pour Amsterdam le 21 avril 1923, cette lettre est recommandée, et en exprès. Elle devrait arriver promptement et être remise directement. C’est sans compter sur un accident de parcours : ce pli a en effet été victime d’un « accident de service ». Réparé par la bande habituelle, il fut remis en circulation et finalement délivré.

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Qu’y avait il cependant dans ce pli ? Quel était le poids de la lettre ? Ces deux questions ne sont pas anodines si on considère l’affranchissement.

  • lettre pour l’étranger : 50c (+25c par 20 grs)
  • taxe de recommandation : 50c
  • taxe d’exprès : 1,00 franc

On devrait donc avoir un affranchissement à 2,00 francs. Or on a 3,25 francs : cela ne peut être dû à une erreur ou à un affranchissement superfétatoire comme on en rencontre souvent, quelques centimes sont l’ordre de grandeur habituel : pas 2,5 fois le port de la lettre ! On a bien imaginé une taxe aérienne (à l’époque pour les pays bas : + 50c), cela ne suffit pas.

Quand on la regarde bien, l’enveloppe présente très clairement les traces d’un contenu épais, de petit format, très visible également au verso. En outre les bords ont été pliés, comme si il n’y avait rien dans l’enveloppe au contact des bords justement. Un objet assez épais, une liasse repliée, un courrier cartonné : tout ceci peut aisément se rencontrer, et peut être même rendre la manipulation moins aisée ce qui provoquerait l’accident de service : on n’en saura néanmoins jamais rien.

Cependant, on peut penser que l’envoi faisait un peu plus de 100 grs. et que l’affranchissement se décomposait comme suit :

  • lettre pour l’étranger : 50c + 1,25 franc (objet de 100 grs), pour un total de 1,75 franc
  • taxe de recommandation : 50c
  • taxe d’exprès : 1,00 franc

 

Ce qui donne bien un affranchissement à 3,25 francs !

L’exprès pour Genève du 22 février 1921

Cette lettre de la Représentation diplomatique de la République Géorgienne à Paris est classique en apparence mais elle porte les traces d’une histoire trouble, d’une République géorgienne « coincée entre la faucille et le croissant », qui devait s’écrire dans l’urgence, mais que même un recommandé en exprès ne changea pas, comme nous allons tenter de le voir.

exprès genève

Elle est adressée à Monsieur Chavichvili, représentant de la Géorgie à la Société des Nations, à Genève, le 22 février 1921 par la représentation diplomatique de la République géorgienne à Paris, située avenue Victor Hugo. La composition de l’affranchissement est accord avec l’objet : il s’agit d’une lettre pour l’étranger, affranchie à l’aide de deux semeuses camées à 25c, l’une pour le port de la lettre, l’autre pour la taxe de recommandation à 25c. Le port en exprès à 30c est matérialisé par deux semeuses lignées à 15c, ce qui correspond parfaitement au tarif de l’époque, celui qui était en place depuis le 1er mai 1910. Le cachet du bureau de poste de l’avenue Victor Hugo s’accorde en outre totalement avec l’adresse de la Représentation diplomatique, laquelle était située au 44 de cette même avenue. Nous sommes donc bien en présence d’une lettre recommandée en exprès de Paris pour Genève et ce n’est donc pas sur ce plan qu’il faut chercher ce qui rend cette lettre remarquable. Ce qui la rend remarquable, c’est l’intervalle de temps pendant lequel elle a été postée. Car, en fait, tout ici est dans la date et on va voir que l’exprès était particulièrement souhaité, mais qu’il ne servit sans doute pas.

Mais d’abord le contexte. La Géorgie, placée sous l’autorité de la Russie depuis 1801, proclama son indépendance le 26 mai 1918, à la faveur de la Révolution russe et de l’invasion allemande. Toutefois, elle dut céder à l’Empire ottoman les territoires peuplés de minorités musulmanes. Une Assemblée constituante fut réunie en 1919 et approuva une Constitution le 22 février 1921. Or, entre temps, les Allemands avaient perdu la guerre et les autorités communistes russes avaient pris l’offensive en vue de reconquérir le Caucase.

En effet, sous la pression de Staline, d’origine géorgienne, cette indépendance fut remise en cause par Lénine le 14 février 1921 lorsqu’il donna l’ordre d’envahir la Géorgie pour soutenir les «paysans et les travailleurs révolutionnaires» dans le pays. Ce qui fut fait dès le lendemain, 15 février.

Le 21 février, en marge de la Conférence de Londres qui venait de s’ouvrir pour s’occuper des affaires allemandes et du problème oriental, un accord était trouvé entre la Turquie et la Russie soviétique. Car celle-ci ne voulait pas envahir seule ce pays : elle promit à la Turquie de lui céder deux provinces qui avaient été intégrées dans l’Empire russe après la guerre russo-turque de 1877-1878, par le traité de San Stefano afin de l’inciter, par intérêt, à s’unir à elle pour soutenir l’occupation de la Géorgie. Ainsi, pendant que les troupes géorgiennes combattaient les Russes, les Turcs envahissaient le territoire le 23 février. Tbilissi fut prise le lendemain, 24 février, par les soviétiques et la République socialiste soviétique de Géorgie fut proclamée le 25 février 1921. Toutes ces tractations ont par ailleurs été confirmées en octobre de la même année au traité de Kars. Et entre la proclamation de la Constitution et la chute du régime, il s’était donc passé trois jours.

Revenons en donc à notre lettre adressée au représentant de la Géorgie à Genève. Devait il annoncer la nouvelle Constitution ? Rechercher le soutien des puissances occidentales contre les soviets et les turcs en avertissant ces mêmes puissances de la menace qui pesait sur la Géorgie ? Annoncer l’invasion des turcs qui ne se limitaient donc pas à renégocier le traité de Sèvres à Londres mais agissaient bel et bien. Il s’est passé trois jours pendant lesquels le gouvernement géorgien a tenté, en vain, de rechercher l’appui de l’occident pour s’opposer et à la Russie soviétique et à la Turquie. Et c’est dans l’urgence de ces trois jours que fut postée notre lettre. Ce qui justifiait largement cet envoi recommandé international en exprès, mais même s’il fût averti assez tôt, le représentant géorgien ne put infléchir le cours de l’histoire.